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dessin Jean-Christophe Martinez

Un soir glacial de février, un homme, l'air hagard, tassé dans un imperméable trop grand, arpente les rues sinueuses de la Croix-Rousse à la recherche de ses illusions perdues, ou peut-être simplement en quête d'un bar où il pourrait étouffer son cafard dans la mousse d'une bière.
Seul, il l'est ce soir, comme tous les autres soirs de sa vie, il n'a cependant pas envie de rentrer chez lui. Ouvrir la porte, poser sa veste, écouter son répondeur où une voix féminine préenregistrée lui annonce qu'il a un message : celui de sa mère qui lui rappelle de venir la voir de temps en temps, manger un reste de pâtes de la veille... Ce rituel solitaire, il le connaît pour l'avoir fait des milliers de fois, tous ces gestes du quotidien sont devenus des automatismes de vie, quel intérêt de les reproduire ce soir ? Il n'en a pas le courage. Certes, il travaille, gagne correctement sa vie, a des relations cordiales avec ses collègues de bureau ; à première vue un homme banal, tranquille, enferré dans ses habitudes, qui ne demande à la vie que le minimum syndical, d'ailleurs elle le lui rend bien... Si commun et ennuyeux que personne ne va chercher au-delà de son regard triste, personne ne veut savoir ce qui se cache derrière son austère costume gris de juriste.

Valentin n'est pas juste seul, il est plongé dans une solitude effroyable qui a finit par annihiler en lui toute velléité de s'ouvrir aux autres. A qui la faute ? Aux passants que nous sommes tous, égoïstes et affairés, qui ne prenons même plus le temps d'accorder un regard ou un sourire à notre voisin de métro. A qui la faute ? Aux grandes villes bétonnées et secouées à heures fixes par des vagues d'embouteillages et par des flots humains d'anonymes employés stressés et harassés.

Les citadins n'ont plus qu'une seule arme contre leur solitude névrotique : le téléphone portable, des sonneries retentissent partout, dans les cafés, dans les cinémas, les toilettes des fast-foods, fébrilement on le cherche au fond du sac, car c'est peut-être un appel urgent, important, capital, voire vital, mais non, c'est seulement un ami qui appelle pour ne rien dire. Dans la plupart des cas, les téléphones portables ne véhiculent que des conversations creuses, vides de sens : "où es-tu ?", "n'oublie pas le pain", "oui, je suis sur le chemin du retour"...

Valentin en profite pour regarder ses messages sur son dernier bi-bandes rutilant, qu'il a acheté chez Pouigues Télécom, la semaine dernière. Dans la rue Julien, il se retourne sur une jolie femme en tailleur bleu ; quelques années plus tôt il l'aurait abordée, flattée sur sa beauté, et invitée à prendre un verre, mais Valentin n'en a plus envie. Le tailleur bleu aurait probablement pris peur, un inconnu, un serial-killer, "on ne peut plus faire confiance à personne de nos jours"...

La ville désocialise les individus, certes elle les regroupe dans un même lieu, mais ce ne sont pas des âmes qu'elle réunit, seulement des solitudes particulières qu'elle additionne. Les forts survivent, les faibles plient, c'est une jungle urbaine avec ses prédateurs et ses proies. Le tailleur bleu comme toutes les femmes, en est une. Valentin aurait pu être un nouveau Landru, pourquoi répondre à son sourire, seulement marcher droit devant soi sans se retourner.
C'est étonnant le nombre de gens qui marchent droit, qui se pressent ou qui courent, la ville raidit l'âme. On ne prend plus le temps de prendre son temps, pire le perdre serait un signe de faiblesse, d'inefficacité professionnelle que beaucoup appliquent à leur intimité : les histoires d'amour demeurent les derniers remparts contre cette rentabilité vitale. Valentin se décide enfin pour un bar, le plus glauque d'entre tous : "Au bar des Amis", le bien-nommé. Il ouvre la lourde porte crasseuse, et d'un coup tous les relents d'alcool et de mauvaises vinasses viennent lui chatouiller les narines et remontent à son cerveau déjà fortement nicotiné. Il écarte d'un coup de coude rageur de pauvres hères affalés sur le comptoir. Le zinc est souillé, il essaie en vain de chercher son reflet, même sa propre image l'a abandonnée. Il parcourt d'un regard l'assemblée : "une vraie cour des miracles", se dit-il. Il s'appitoie quelques secondes sur eux, mais pas trop longtemps de peur que leur triste destinée ne lui rappelle la sienne.
Et puis soudain ses yeux vitreux se fixent sur une grosse femme vulgaire à souhait. Qui est-elle ? Il croit reconnaître ses yeux et l'ourlet de sa bouche sous les rides. Ce qui l'attire en elle, ce ne sont pas ses formes généreuses mais sa déchéance morale qui s'incrit dans chacun de ses gestes. Lents. Il croit se reconnaître en elle, il a tellement besoin de partager sa solitude. Elle porte son verre de bière à ses lèvres de façon si détachée, si négligée, cette lenteur contraste avec le monde que Valentin vient de quitter, il ne peut détacher son regard d'elle, il la trouve magnifique. Elle se lève, commande une autre bière et se rassoit lourdement, des plis de graisse dépassent de sa robe carmin, Valentin ne voit plus qu'elle, il a oublié le tailleur bleu. Un type balafré lui caresse les épaules, elle ne le sent même pas, elle pense à ses belles années, celles où tous les hommes la désiraient, alors qu'elle, Valentine, n'en voyait qu'un : un jeune étudiant en droit fringuant et promis au plus bel avenir... Ils auraient pu se marier, avoir des bébés aux joues roses et vieillir ensemble. Mais la vie les a séparés, trente ans après, dans le même bar enfumé, Valentin et Valentine ne se reconnaîssent plus...

L'histoire pourrait se finir ainsi, et dans la vraie vie, c'est probablement ce qui se serait passé. Mais pourquoi écrire si c'est uniquement pour retranscrire notre insipide réalité, l'écriture sauve parfois, redonne le goût de vivre. Tous, nous avons au moins déjà lu un livre qui nous a donné du plaisir, du courage, ou plus prosaïquement sa lecture nous a fait voyager, rêver.

Sur la fin, le scénario change, je n'ai pas donné ces prénoms au hasard à mes deux héros paumés, en fait, ce que je ne voulais pas vous dire tout de suite, c'est que leurs regards se sont croisés, leurs souvenirs se sont unis, leurs âmes se sont souries.
Ils sont repartis ensemble dans le froid de la ville, ce 14 février, deux solitudes qui se sont retrouvées.

K. Périllat