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Thierry attrapa son sac en quadruple vitesse et couru à la penderie pour enfiler sa veste. Sa femme le rejoignit et lui enroula une écharpe autour du cou.

- "Il est hors de question que je t'entende encore te moucher pendant une semaine", lui dit-elle sans aucune trace d'humour dans la voix. Les contraintes menstruelles des femmes ont la faculté d'altérer leur état joyeux et frivole pendant quelques jours. D'un certain côté, il était soulagé de partir travailler.
- "Merci chérie", lui dit-il en l'embrassant sur le front. Elle retourna à la cuisine sans un mot, les yeux toujours dans les poches.

Il sortit comme un diable, et pila devant l'ascenceur. "EN PANNE".
- "ET MERDE !" rugit-il en se ruant vers l'escalier. J'avais bien besoin de huit étages à dévaler à pied.

Cela faisait déjà une semaine qu'il était en congé maladie pour une mauvaise grippe. Une semaine que son patron - du genre Capitaine de Police gueulard dans les séries américaines - l'appelait tous les jours pour savoir s'il pouvait enfin bouger son cul et venir bosser plus tôt. Avec la montagne de paperasse qui l'attendait, les remarques de ses collègues et la haine du boss, il n'avait pas besoin d'un retard en plus. Arrivé à l'extérieur, il courut sur la gauche, puis se rappelant qu'il avait laissé la moto un peu plus haut sur la droite, stoppa net dans un demi-tour digne des meilleurs dessins animés, perdit son équilibre, glissa sur la seule plaque de verglas à des lieus à la ronde et embrassa le trottoir. Après quelques jurons bien choisis pour la circonstance, il se redressa et partit en boitillant à l'assaut de sa moto.
- "Avec ma chance et le froid qu'il fait depuis une semaine, cette salope ne vas pas vouloir démarrer !". Bingo ! Une semaine d'inactivité avait rendu la bécane un peu capricieuse sur le plan du démarrage.

- "SalopeSalopeSalopeSalope !!! hurla-t'il en la martelant de son sac. Une V-Max qui a l'outrecuidance de me casser les couilles de bon matin au prix ou je l'ai payée... Salope !". Sur ces sages mots, elle eut tout de même la bonté de mettre ses pistons en route, ce qui ne lui valut aucun remerciement. Une fois arrivé au bureau la folie commença. Nous étions en pleine fin de mois et il fallait que tous les dossiers soient bouclés avant cette échéance, qui tombait par ailleurs mercredi. C'était la cohue. Ca hurlait, criait, piaillait et insultait à tour de langue. Thierry se fit aggriper dès son entrée et fut poussé par la droite et par la gauche. Une fois à son bureau, les gens défilaient les uns après les autres autour de lui. Sa tête commençait déjà à tambouriner. A huit heures et quart, bravo.
- "Merde, pourquoi la vie n'est pas comme un magnétoscope, hein ? Pourquoi je ne peux pas faire une pause royale sur tout ce merdier ?". Il y avait déjà trois personnes qui lui parlaient en même temps et comme si ça ne suffisait pas, son patron rappliqua. Là, la tête lui tourna. Les trois individus qui l'agressaient laissèrent la place au Big-Boss. Thierry se frottait les tempes, les yeux fermés et n'entendait le sermon du chef qu'à des kilomètres de lui. Puis, ce fut trop. Ses poings se crispèrent et s'abattirent sur la table, et sa mâchoire se détendit pour lui laisser hurler : "STOOOOP !!!". Il n'en pouvait plus, le vase avait débordé. Un silence tombal s'instaura autour de lui. L'idée qu'une dizaine de regards devaient être braqués sur lui, le prenant pour un fou lui fit de nouveau serrer les dents. Il ne voulait pas ouvrir les yeux tout de suite. Déjà pour ne pas subir les regards des autres, mais avant tout parce que le silence était apaisant. Son cri lui avait fait du bien. Il se sentait plus décontracté. Il allait maintenant falloir regarder de nouveau ces cons en face et trouver une excuse.

- "Je... je..., bredouilla-t'il, je suis désolé, je crois que j'ai pété les pl...".

Il venait d'ouvrir les yeux. Aucun regard n'était fixé sur lui. Tout était calme, serein. Tout était figé sur place. Les gens étaient arrêtés dans leur élan. Il sursauta à la vue de son patron toujours penché sur lui, la bouche grande ouverte pour une engueulade qu'il n'avait pas encore finit. - "Mais qu'est-ce qu'il se passe ?". Il se croyait dans un musée de cire, avec toutes ces figurines stoppées éternellement dans des actions qu'ont leur a forcé à mimer. Une véritable photo en trois dimensions. Josiane était stoppée en pleine course, Rémi faisait mine de jeter un document en passant devant son bureau. A cela près que les papiers étaient suspendus dans l'air. Louis se renversait du café sur les chaussures dans un juron muet. Thierry se leva, les yeux braqués sur la bouche de son patron - y notant deux caries sans même s'en apercevoir -. Il avança doucement dans le bureau. "Un deux trois soleil..." hasarda-t'il. Il avait retrouvé sa répartie et son sens de l'humour, c'était déjà ça de gagné. Mais en de telles circonstances, celui lui parût un peu mal venu. Les limites de sa compréhension étaient, et de loin, dépassées. Il n'arrivait pas encore à réaliser tout ce qu'il se passait, comme lorsque l'on marche dans un rêve un peu tordu, alité avec 39 de fièvre.

- "Hé, les gars, vous m'entendez ?".

Il regarda l'horloge murale. L'aiguille des secondes était en grève. "Merde !...". Il croyait avoir une infime idée de ce qu'il se passait, mais comme ça sortait des sentiers battus de sa réalité, il ne pouvait encore trop y croire, et encore moins l'expliquer.
- "J'hallucine, le temps s'est arrêté. Le temps est figé sur place et je suis le seul en train de continuer à bouger normalement". Il éclata de rire. Il n'y comprenait rien, certes, mais la situation était on ne peut plus intéressante. Et déjà, il entr'apercevait comment il allait pouvoir profiter de cet état de fait. Mais avant d'en profiter, il faudrait peut-être comprendre le mécanisme de ce qui c'était passé. Ne se séparant pas de son sourire, il tenta de se remémorer les derniers instants avant la coupure.
- "Si je me souviens bien, dit-il à haute voix et avec un ton théâtral tout en s'assaillant sur les genoux d'Hervé, j'étais en plein stress - il donna une bise sur le front de son collègue - je pétais doucement les plombs - il lui caressait les cheveux en les tortillants - et j'ai hurlé STOP !" - il lui colla une magistrale claque, sa tête s'inclina mais aucune forme de douleur ne s'inscrivit sur son visage -. Thierry hurla de rire, mais s'attendait, en disant de nouveau stop, à ce que les choses reprennent leur cours normal. Il se tut. "J'ai dit, Stop !..., rien ne se produisit. Top ?... Hop ?...". Toujours rien. La perspective d'un avenir statufié lui fit monter une petite sueur. Tout de suite, il pensa à sa femme. Certes, elle était invivable lors de ses règles, mais il l'aimait tout de même plus que tout - le reste du mois -. Il tournait rapidement en rond en réfléchissant, les mains levées à la hauteur de sa tête. Il devait y avoir un moyen de tout remettre en ordre. Tout ce qui se fait peut se défaire. Il s'approcha de Josiane et la secoua. - "Allez, bouge merde, tu ne vas pas rester là comme une conne sur place ! Tu as déjà l'air assez cruche comme ça, ne me donne pas des raisons de te trouver débile en plus. Allez putain, avance, marche, regarde, un pas après l'au...". Il se fit violemment bousculer alors qu'il regardait ses pieds, les mains tendues dans une démonstration sur la façon de marcher correctement.

- "Hé, mais qu'est-ce que tu fous là toi, éructât Josiane, barre toi, laisse moi passer". Thierry était abasourdi. Il avait du dire un mot-clef. Tout c'était remit à bouger autour de lui.

- "...erde", criait Louis dans un coin, du café plein les godasses.

- "Haouuu !", ça, c'était Rémi qui recevait le contrecoup de la claque invisible.

- "... et je te préviens qu... Mais où il est ce con ?" Là, c'était le patron qui venait d'être témoin d'une disparition digne de trois Majax et cinq Coperfield réunis.

- "Ho putain", dit doucement Thierry. Il s'avança du boss. "Chef, vous avez vu ça ?".

- "J'ai vu que pour tirer au flanc tu es plus rapide que ton ombre oui !" lui hurla-t'il à la figure. "J'ai horreur qu'on se casse lorsque je parle à quelqu'un, tu entends ? Ne me refais jamais ça ou tu vas...".

- "Stop", dit-il doucement. M. Mayer se tut net.

- "Avance ?...". Rien ne se passa.

- "Marche ?...".

- "... te retrouver à trier le courrier ! C'est compris ?

- "Oui, oui, c'est limpide Monsieur. Excusez-moi, je dois aller aux toilettes, et avant qu'il n'ait eu le temps de donner sa désapprobation, Thierry avait déjà passé la porte.

- "Petit merdeux..." siffla-t'il.

Thierry s'enferma aux toilettes et respira un grand coup. - "C'est pas vrai, dit-il à voix basse avec un sourire sur le visage. Si c'est un rêve, il est vraiment cool ! Waouu... Allez, Stop !". Le son du robinet qui coulait derrière la porte s'arrêta. Il sortit doucement la tête. Un commis était stoppé alors qu'il se lavait les mains. Thierry bondit à l'extérieur, attrapa sa veste et sortit de l'immeuble. Cette fois la moto démarra toute seule. Tout était figé là aussi. Les voitures, les passants, le vent, les nuages. Un chien avait ses excréments qui lui pendaient à l'arrière-train pendant que son maître regardait nonchalamment la croupe d'une femme qui venait de le croiser. Il zigzaguait entre les voitures et les piétons en direction de son appartement. Il passa devant une banque et la pensée qu'il pourrait faire un retrait phénoménal sans que personne ne s'en aperçoive lui fit pousser un petit cri de joie. Arrivé chez lui il monta les marches d'escalier quatre à quatre puis ouvris sa porte en coup de vent. L'idée qu'il pourrait surprendre sa femme avec un homme lui traversa brièvement l'esprit, comme pour se faire du mal tout seul sans aucune raison apparente, mais elle disparut aussi vite qu'elle était venue. - "Chérie, hurla-t'il, ché... Merde, c'est vrai. Elle ne peut pas m'entendre". Il réfléchit puis se dit qu'il serait préférable qu'il n'apparaisse pas comme un diable devant elle. Il la chercha et la trouva en train de s'habiller dans la chambre. Il se plaqua au mur et murmura "marche" entre ses dents, puis dit doucement, comme s'il était à l'autre bout de l'appart : "Chérie... c'est moi".

- "Quoi ? Mais qu'est-ce que tu fais là ? : il entra dans la chambre.

- "Il faut que je te dise un truc sensas..."

- "Ne me dis pas que tu as été renvoyé", le coupa-t'elle.

- "Non, non, écoute... Mais il se rendit compte qu'il ne savait absolument pas comment annoncer la chose. Heu... non, regarde plutôt..."

- "Mais quoi enfin, qu'est-ce que tu as auj... Thierry venait de prononcer le mot magique. Sa femme se figea. Il se déplaça de trois mètres sur la droite et remit le temps en route.

- "...ourd'hui ?... Thierry ?... elle tourna la tête et le vit quelques mètres plus loin. Mais que...

- "Super non ?".

- "Mais que... comment tu fais ça ? Je..."

- "Je ne sais pas, répondit-il en s'approchant pour lui prendre la main. Elle la retira séchement, instinctivement, comme on s'éloigne de quelque chose ou quelqu'un que l'on ne connaît pas. Elle avait l'air hébétée, à son tour elle venait de franchir les limites de sa compréhension.

- "Ecoute, poursuivit-il, je... je ne sais pas comment l'expliquer. C'est arrivé au boulot".

Il lui fit le récit le plus proche de ses souvenirs.

- "Tu veux dire qu'il n'y a pas de truc. Je croyais que tu me montrais un... je sais pas, un petit tour de magie. Ce n'est pas possible ! Thierry se passa la main sur le visage. Il comprenait très bien qu'elle ait du mal à le croire. Lui-même, dans sa position, l'aurait fait rapidement internée.

- "Alors, reprit-elle, tu n'as pas... disparu... tu as... arrêté le temps ?"

- "Oui, c'est ça, lui dit-il ravit qu'elle commence à percevoir l'hypothèse que cette histoire de fous soit vrai. Regarde... Et il fit quelques démonstrations. Il disparut et réapparu une dizaine de fois, toujours dans des endroits différents. Mais voyant qu'elle commençait à avoir l'air effrayée, il s'enquit de rendre le tour plus humoristique. Ainsi il apparut une fois sur une jambe les bras tendus telles des ailes d'avion avec une fleur à la bouche, une autre fois le pantalon baissé style pervers-pépère - un sourire s'affichait tout doucement sur les lèvres de Solenn -. Une fois sur les mains, dans la position du poirier - qu'il ne tardât pas à changer contre son grès dans la position de la poire trop mure tombée de l'arbre - et ainsi de suite jusqu'à ce qu'elle se mette à rire. Il ponctua son tour avec brio en apparaissant les lèvres collées contre celles de sa femme en un doux baiser.

- "C'est très drôle, dit-elle doucement en baissant la tête, mais ça me fait peur. On se croirait dans la Quatrième Dimension, et on sait que ça fini souvent mal... Il la serra contre lui, puis, dans l'idée d'aller chercher à boire rapidement, il fit un stop et tenta de se dégager doucement.

- "Où vas-tu ?" lui demanda-t'elle. Il était suffoqué. Il était sur que le temps s'était arrêté, car les bruits de travaux dans la rue avaient cessé, mais elle était toujours là. Il courut à la fenêtre. Oui, tout était figé.

- "Merde... murmura-t'il. Chérie, j'ai arrêté le temps, et tu m'as suivit. Solenn se leva doucement, le rejoignit à la fenêtre.

- "Alors moi aussi je peux le faire ?"

- "Essaye, vas-y, remets le temps en route".

- "Marche, hasarda-t'elle. Rien ne se produisit. Marche ?... Toujours rien.

- "Ca ne marche pas. J'ai du t'emmener avec moi en te tenant. C'est génial, dit-il, tu te rends compte ? Allez, viens. Il la prit par la main et l'entraîna à l'extérieur. Ils prirent la moto et filèrent en centre ville. Solenn ne se lassait pas de contempler le spectacle qui l'entourait. Alors c'était ça, la seconde éternelle... Arrivés au centre, Thierry l'entraîna dans une rue piétonne.

- "Alors, qu'est-ce qui te fait envie ? demanda-t'il.

- "Tu veux dire, là, dans ces magasins ?"

- "Bien sur, tout est à porté de main ! Mais inutile de prendre de l'argent, nous n'en avons plus besoin".

- "Et si un jour ce don disparaît ?"

- "Tu as raison, répondit-il avec un grand sourire. Nous ferons quand même quelques réserves. Mais pas chez les petits commerçants, on va quand même pas être vache. Non, nous trouverons une banque plus tard".

- "Un Crédit Lyonnais par exemple, il paraît qu'ils ont l'habitude..." Thierry hurla de rire. Ca y est, elle s'était décoincée. Elle avait vu le bon côté des choses.

- "Oui, c'est ça, un Crédit Lyonnais, mais plus tard, pour l'instant, qu'est-ce qui te fait envie ?" Solenn réfléchie.

- "Tu as entendu dire que Texas avait sortit un nouvel album ?..." Thierry regarda autour de lui et vit la FNAC un peu plus loin.

- "Et bien allons-y pour Texas !" Et ils partirent en courant dans la rue, évitants les quelques passants, qui trainaient.

Ils passèrent la meilleure journée de leur vie. Entrèrent au cinéma tranquillement et remirent le temps en route une fois assis, mangèrent tout ce qui leur tombait sous la main et qui leur faisait envie, et favorisaient, pour leurs emprunts les grandes structures aux petits commerçants - moralement irréprochables, ou presque -. Ils n'arrêtaient le temps que pour leurs petits forfaits, mais préféraient le laisser couler une fois leurs affaires terminées. Le manque de vie de ces moments était presque déprimant. Passant près d'une rue, ils entendirent les sirènes des pompiers et constatèrent qu'un des immeubles était en feu. Ils s'introduisirent dans la foule des badauds et regardèrent les sauveteurs installer l'échelle. Puis, Thierry regarda sa femme.

- "Il est temps d'en profiter pour faire une bonne action, tu ne crois pas ?"

- "Quoi ?" demanda-t'elle. Il lui prit la main et arrêta le temps.

- "Inutile que ces hommes risquent leurs vies alors que je peux aller sauver ces gens sans danger." Solenn venait de comprendre. Elle lui lâcha la main.

- "Fais tout de même attention. Même arrêté, le feu est peut-être dangereux".

- "Je te dirais ça, lui lança-t'il en courant vers l'échelle. Il monta les échelons et s'arrêta au milieu.

- "J'ai toujours rêvé de grimper là-dessus, lui cria-t'il en riant, puis recommançant à monter il rata un barreau, s'accrocha au montant et son corps pivota derrière l'échelle.

- "Merde !" cria-t'il juste avant de lâcher prise. Il tomba séchement sur le dos et ses vertèbres cervicales émirent un petit craquement.

- "Thierry, hurla-t'elle, NONNN... Elle s'élança vers lui et le prit dans ses bras. Non, réponds-moi, chéri, s'il te plaît. Elle pleurait déjà à chaudes larmes. Aidez-moi", lança-t'elle à la foule. Mais la foule s'en foutait, la foule avait le regard figé sur les pompiers, sur l'échelle ou sur le feu.

- "Allez, s'il vous plait, marche ! Allez, MARCHE ! MAAARCHE...